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vendredi 11 mars 2016

"Flexibilité, compétitivité... Les quatre mythologies économiques de la “loi travail” "

Eloi Laurent  Publié le 08/03/2016 TELERAMA
Le projet de loi sur la réforme du travail portée par la ministre Myriam El Khomri repose sur un discours dominé truffé de “fausses évidences”, que dénonce l'économiste Eloi Laurent.

« Flexibilité », « compétitivité », « réforme structurelle », voici quelques uns des slogans répétés par les partisans de la loi El Khomri. Mais attention aux « fausses évidences » du discours dominant, prévient l'économiste Eloi Laurent, professeur à Sciences-Po et à Stanford, et auteur du très stimulant Nos mythologies économiques (éd Les liens qui libèrent). Dans la « loi travail » comme ailleurs, les mythes économiques ont enseveli le débat. Déconstruction de quelques croyances dominantes. Weronika Zarachowicz

Flexibilité
La hausse quasi continue du taux de chômage français depuis 2008, qui justifie l’empressement actuel du gouvernement à vouloir réformer le droit du travail, s’expliquerait par des « rigidités structurelles » qui empêcheraient que la France ne bénéficie de la formidable reprise européenne. Mais comment expliquer qu’avec le même droit du travail, les mêmes insupportables « rigidités », la France ait connu un taux de chômage de 7% en 2008 ? Comment expliquer que ce même taux de chômage ait bondi à 9,5% sous l’effet de la crise de la financière puis à 10,5% avec la politique d’austérité, soit une augmentation de 50%, à « rigidités » inchangées ? La flexibilité prônée aujourd’hui est une stratégie d’évitement de la réalité : elle consiste à réécrire l’histoire économique pour faire porter au modèle social français le poids de la responsabilité d’une des plus lourdes erreurs de politique économique de ces dernières décennies. Cette erreur fut double : une négligence coupable dans la régulation des marchés financiers et un entêtement aveugle à vouloir réduire le déficit budgétaire trop brutalement alors que l’économie était trop fragile pour le supporter. « Nul ne peut se prévaloir de ses propres turpitudes » dit le proverbe latin…
Compétitivité
L’activité économique ne repartirait pas en France du fait de l’insuffisante compétitivité des entreprises françaises au sein de l’Union européenne. Si l’objectif est de réduire la « compétitivité » au coût du travail et de vouloir à toute force baisser celui-ci, il s’agit là d’une stratégie économique de pays pauvre (les pays émergents eux-mêmes, Chine et Inde en tête, empruntent la direction inverse en réinvestissant les fruits de leur développement économique dans la protection sociale). Ce serait en outre ajouter encore à la logique non coopérative qui a ruiné le projet européen au cours des décennies qui ont suivi l’achèvement du marché unique en 1993. L’Union européenne est en effet la région du monde où la concurrence fiscale et sociale s’est le plus développée. On voit combien la mythologie économique engendre une instrumentalisation des concepts telle que ceux-ci finissent par signifier le contraire exact de ce qu’ils veulent dire. La « compétitivité » de la France au XXIe siècle repose sur ses infrastructures, ses services publics, ses services sociaux, la qualité de sa main d’œuvre, etc. L’aggravation de la précarité inscrite dans la loi travail est une politique d’attrition des avantages comparatifs de l’économie française qui va pénaliser les entreprises françaises en affaiblissant la qualité de la main d’œuvre disponible. Là aussi, la fuite en avant vise à masquer le réel : la « politique de compétitivité » a été mise en œuvre depuis 2012, elle s’est notamment soldée par un allègement de 40 milliards d’euros des cotisations sociales pour les entreprises. C’est un échec. Pourquoi persister ?
Productivité
Le développement de la productivité a visé, au cours de l’histoire des sociétés humaines, à économiser le nombre d’heures travaillées pour libérer du temps de loisir sans renoncer au bien-être matériel (un de ses indicateurs est la réduction du temps de travail, permise depuis des siècles par l’intelligence humaine). Mais dans la bouche des mythologues contemporains qui ont notamment inspiré la loi travail, « effort de productivité » désigne désormais un allongement du temps de travail pour un salaire égal, ou une dégradation des conditions de travail pour une rémunération inchangée, autrement dit une régression sociale complète, à rebours du progrès humain, présentée comme un ajustement naturel aux contraintes économiques. La productivité horaire française est déjà très élevée : veut-on l’augmenter encore ? Le nombre d’heures travaillées en France est plus faible qu’ailleurs pour une richesse équivalente : n’est-ce pas là un signe manifeste d’efficacité économique ?
Réforme structurelle
Comme la loi Macron avant elle, la loi El Khomri propose au fond de sacrifier une partie du bien-être des salariés pour relancer une croissance économique poussive par des « réformes structurelles » présentées comme bienfaisantes. On mesure l’inversion vertigineuse qui est à l’œuvre : il ne s’agit plus de mettre la croissance économique au service du bien-être au travail mais de faire exactement l’inverse. Il est donc urgent d’abandonner le PIB comme étalon de l’action publique et d’adopter comme indicateur final le bien-être humain, ce qui évitera ce genre de confusion. Au-delà, quelles seraient les réformes utiles au bien-être des Français ? Selon les prévisions disponibles, la population active et les taux d’activité vont augmenter au cours des prochaines années. Si la puissance publique accompagne cette dynamique démographique favorable par une véritable politique de développement humain (en favorisant les politiques d’égalité en matière de santé et d’éducation) et des politiques macroéconomiques judicieuses (qui anticipent et atténuent les chocs économiques au lieu de les aggraver), alors le volume de travail croîtra lui aussi. Autrement dit, les ressources démographiques de la France peuvent la porter dans les prochaines décennies à condition qu’elles soient valorisées. Le véritable enjeu « structurel » est là, caché à nos yeux par le discours mythologique, et il suppose de préserver notre modèle de développement plutôt que de le mettre en pièces tout en prétendant vouloir le sauver.

L’actuel Président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, avait un jour fait part à ses collègues européens de sa conviction profonde : « Nous savons tous quelles réformes il faut faire, mais nous ne savons pas comment nous faire réélire après ». Sont résumés dans ce terrible aveu la soumission à un consensus économique fantasmatique, qui n’existe que dans l’esprit de ceux qui veulent bien y croire, et le mépris profond pour la démocratie que cette soumission implique. C’est cette double faute qu’il faut aujourd’hui dénoncer. 
SOURCE : http://www.telerama.fr/idees/flexibilite-competitivite-les-quatre-mythologies-economiques-de-la-loi-travail,139428.php

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